L’affaire du meurtre du journaliste Fidèle Kitsa à Irumu a suscité une forte mobilisation et émotion, tant au sein de sa famille que dans la population locale et au-delà. Ce tragique événement montre les défis auxquels sont confrontés les populations et, de manière particulière les journalistes dans la région d’Irumu, en proie à une insécurité croissante due à l’activisme des groupes armés, aux enlèvements, aux massacres de civils et aux attaques contre les professionnels des médias. Le territoire d’Irumu, situé dans la province de l’Ituri en République démocratique du Congo, est devenu le théâtre de violences récurrentes, avec des journalistes de plus en plus pris pour cible. Chaque trimestre, au moins un cas d’agression contre des journalistes est enregistré dans cette région, perpétré par des individus en uniforme, des membres de milices ou des personnalités publiques. Le meurtre de Fidèle Kitsa, survenu à proximité du chef-lieu d’Irumu, a profondément choqué la communauté et suscité des appels à la justice de la part de sa famille et des défenseurs de la liberté de la presse. Pour mieux comprendre les circonstances de ce drame et bien évidemment le flux de réactions venant de partout, le Réseau des journalistes d’investigation en RDC, REJI-RDC en sigle, a mené des enquêtes approfondies, recueillant des témoins oculaires, des membres de la famille du défunt et des sources officielles.
Journaliste célèbre et voix éminente de la Radio Communautaire Umoja, Fidèle Kambale Kitsa était plus qu’un simple reporter. La Radio Communautaire Umoja émet sur la fréquence 105 Mhz depuis la localité de Mungamba à quelques 25 km de Komanda, chef-lieu du territoire d’Irumu, dans la province de l’Ituri, en l’Est de la RDC. Et c’est ici qu’habitait et travaillait l’infortuné. L’engagement de Kitsa envers la vérité et sa détermination à mettre en lumière les histoires de sa communauté le distinguaient. Dévoué à son métier, Kitsa était connu pour sa ténacité à couvrir des sujets d’actualité et surtout ceux liés aux problèmes et au développement de sa communauté. Son assassinat a donc laissé un vide non seulement parmi ses collègues et auditeurs mais également dans le cœur de la communauté qu’il servait avec passion et intégrité.
L’incident s’est déroulé dans la soirée du 21 février 2024, lorsque le journaliste Fidèle Kitsa rentrait chez lui après une mission à Bamande. C’est sur le chemin du retour qu’un léger accident impliquant une femme, épouse d’un militaire, a déclenché une série d’événements tragiques.
Des témoins rapportent l’arrivée sur les lieux de l’accident d’un militaire en colère et porteur d’une arme à feu. Le théâtre de ces événements est situé à quelques 200 mètres d’un camp militaire des forces armées de la République démocratique du Congo.
« L’accident de circulation est survenu à Takumanza, un village localisé entre Mungamba et Bamande, dans le territoire d’Irumu. La moto transportant le journaliste est entrée en collision avec une femme présente sur la chaussée. Cette dernière était, de manière surprenante, l’épouse d’un militaire, chose qui a marqué le début des complications», raconte le premier témoin que nous avons rencontré sur place à Takumanza.
Seulement quelques instants, à peine cinq minutes de l’accident, la situation prend une autre ampleur, comme le souligne avec précision Tedi, le deuxième témoin oculaire.
« J’étais positionné à quelques mètres à peine du lieu de l’accident, j’étais curieux de vouloir comprendre ce qui venait de se passer. Cependant, l’apparition soudaine de ce militaire, armé et s’exprimant en Lingala (une des langues nationales, ndlr), avec une fureur déchaînée, m’a immédiatement fait hésiter de me rapprocher. Son attitude agitée et d’une voix emplie de colère étaient si intimidant que j’ai préféré rester en retrait, observant la scène à distance sans oser m’approcher davantage…», nous confie-t-il avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
En réalité, l’accident n’avait entraîné aucun dégât, c’est-à-dire personne, ni la femme, ni le journaliste et son conducteur, n’a été blessé. Même la moto est restée intacte, d’après nos sources.
« Le taximan n’a pas heurté la femme du militaire. Il s’agissait plutôt d’un déséquilibre qui a fait chuter le taximan et son passager après avoir frôlé la dame. Tous se sont retrouvés par terre mais se sont relevés sans aucun mal», nous informe-t-on
La situation s’est aggravée lorsque les victimes de l’accident ont refusé de se conformer à l’ordre donné par le militaire, exigeant que leur moto soit transportée au camp militaire. Un témoin, ayant préféré garder l’anonymat, rapporte que le journaliste s’est identifié comme tel, énonçant son nom dans l’intention de désamorcer la tension. Malheureusement, sa tentative de médiation a eu l’effet inverse : le militaire, considérant cette intervention comme une contestation, a immédiatement accusé les victimes d’appartenir à la milice maï-maï, en faisant référence à leur appartenance ethnique.
« Suite à cette confrontation, le militaire, perdant tout contrôle, a braqué son arme sur le journaliste et a tiré deux balles à bout portant dans l’abdomen du journaliste. Effrayé par cette violence soudaine, j’ai fui le lieu, tout comme les autres personnes qui étaient présentes », relate un autre témoin.
L’issue tragique ne s’est pas fait attendre. Le journaliste a alors succombé de ses blessures quelques minutes plus tard. Dans un acte de survie, son compagnon s’est empressé de quitter le lieu. Il est déplorable de constater que la cause profonde de cette mort tragique n’aura été que le refus du journaliste de se soumettre à une exigence du militaire, qui s’était arbitrairement attribué les fonctions normalement dévolues à la police de la circulation routière.
Dans un climat de tension croissante, certaines sources officielles ont jeté un pavé dans la mare en affirmant que le militaire impliqué, ainsi que son épouse, étaient tous deux en état d’ivresse au moment des faits. Il convient tout de même, de noter qu’aucun de nos témoins n’a confirmé cette version.
Quand les voix se lèvent de tout bord
L’histoire a suscité des vives réactions tant au niveau local que national après cet incident. Par exemple, en date du 27 avril 2024, un groupe de jeunes de la place ont manifesté leur ras-le-bol face aux abus des militaires en leur jetant une pluie de. Dans la foulée, les soldats avaient dispersé les manifestants en tirant des coups de feu, à la base, ce jour-là de la paralysie des activités socio-économiques.
En outre, des défenseurs des droits de l’homme, des organisations de la société civile, et des associations de défense des journalistes à l’échelle locale et nationale ont exprimé leur indignation face aux agissements répétitifs des forces armées dans cette région. Cependant, seules quelques-uns de ces acteurs ont mené des actions concrètes visant à dissuader les auteurs incriminés. D’autres se sont limités à documenter les faits, à les commenter ou à analyser ce phénomène, qui reflète la tendance actuelle de certains éléments de l’armée loyaliste à agir contre les populations civiles.
« Il est certes vrai que nous nous trouvons dans une zone opérationnelle et sous le régime particulier de l’état de siège, mais aucune disposition légale relative à l’état de siège ne stipule que les militaires sont chargés de résoudre les problèmes de circulation routière… Je considère que cet acte constitue un abus de pouvoir de la part des militaires qui, se croyant tout permis en raison de l’état de siège, outrepassent leurs prérogatives », souligne un analyste, dont l’identité est préservée pour des raisons de sécurité.
Celui-ci commente que l’affaire aurait dû être renvoyée à la police de circulation routière (PCR), qui est le service compétent en matière de gestion des incidents routiers, encore que le bureau de la PCR est situé à Komanda, avec un poste de contrôle situé à moins de 5 km du lieu du drame, précisément à l’entrée de Bamande.
Analysant le contexte de cet événement, Monsieur NGUDJOLO LONU Samuel, président de la plateforme des jeunes de Mungamba, exprime son désaccord quant à l’assimilation de tous les habitants de cette région aux rebelles ou aux miliciens, simplement pour avoir protesté contre une violation de la loi. Il estime que « les militaires présents dans la région sont trop absorbés par la guerre, ayant passé trop de temps sur le front » et suggère ainsi que ces militaires soient remplacés afin de rétablir une cohabitation civile-militaire plus harmonieuse dans cette partie de la province de l’Ituri.
Il est irréfutable de souligner que des éléments des forces armées de la RDC ne sont pas à leur premier forfait dans cette région. C’est l’histoire ne fait que se répéter car d’autres théâtres similaires contre les professionnels des médias ont déjà été vécus les années passées dans cette province où les défenseurs de la liberté de la presse qui dénoncent l’impunité en payent des lourds tributs.
Cette enquête est réalisée par le Réseau des Journalistes d’Investigation en République Démocratique du Congo (REJI-RDC), antenne de la Province de l’Ituri, avec l’appui technique du Collectif des Femmes Journalistes (CFJ) avec le financement du fond Mondial pour la défense des médias (GMDF) administré par l’UNESCO.
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