Le 6 mai 2021, un État de siège a été instauré en Ituri, une province de l’Est de la République Démocratique du Congo, pour tenter de mettre un terme à l’insécurité qui y sévit depuis des années. Ce régime d’exception a profondément bouleversé la vie quotidienne des habitants et des professionnels, notamment des journalistes. L’impact sur leur liberté de travailler et la diversité des informations relayées s’est fait sentir, non seulement en raison des restrictions liées à la sécurité, mais aussi du climat de censure renforcé par les autorités. Cet article présente un tableau sombre sur la sécurité des journalistes, et met en lumière les défis spécifiques auxquels ils sont confrontés depuis l’instauration de cette mesure exceptionnelle.
Selon un rapport publié par l’organisation Journalistes en Danger (JED) en novembre 2021, l’année 2021 a enregistré un nombre record d’attaques contre les journalistes en RDC, notamment dans l’Est du pays. Le rapport de JED fait état de 110 cas d’atteintes à la liberté de la presse, dont 48 cas répertoriés à l’Est du pays, notamment dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri. Ce chiffre inclut des menaces, des agressions physiques, des arrestations et des intimidations à l’encontre des professionnels des medias.
Comparativement, entre 2018 et 2020, avant l’instauration de l’État de siège, les statistiques étaient déjà préoccupantes, mais moins alarmantes. En 2019, JED avait recensé une trentaine de cas dans la région de l’Est, une moyenne plus basse par rapport à la période de l’État de siège. Toutefois, avec l’arrivée de cette mesure exceptionnelle, la situation s’est intensifiée : les cas d’agressions physiques ont explosé, augmentant de plus de 50% entre 2021 et 2022 dans la province de l’Ituri.
Les journalistes sont devenus des cibles privilégiées, non seulement des groupes armés, mais aussi des autorités militaires et des forces de l’ordre, ce qui a contribué à une atmosphère de plus en plus hostile à la liberté d’expression.
Les témoignages des journalistes qui exercent en Ituri, comme partout dans la région de l’Est, illustrent l’impact direct de ces restrictions. Pelka Kikanga Josaphat, journaliste oeuvrant à Mambasa explique : « À l’arrivée de l’État de siège, je pensais que la situation allait rapidement se pacifier. Je croyais que je pourrais couvrir toutes les zones de Beni. Mais malheureusement, la situation a empiré, et des journalistes, y compris des femmes, sont agressées régulièrement. Le cas de Oriane Katina, agressée lors d’une mission dans la zone, en est un exemple frappant », témoigne-t-il.
Parfait Katoto, Directeur de la Radio Amkeni de Biakato raconte avoir lui-même fait objet d’attaque ciblée par des hommes en uniforme en cette période et souligne que l’État de siège n’a pas facilité le travail des journalistes : « L’État de siège est arrivé avec des ordres liberticides. Surtout vers le début, nous avons été interdits d’exploiter certaines alertes concernant des mouvements suspects. Personnellement, en tant que journaliste, j’avais dû limitée mes déplacements, et même la présentation des éditions de journal était rendue difficile à cause du couvre-feu », regrette-t-elle.
Un tableau sombre!
Notons qu’en 2024, Parfait Katoto et bien d’autres journalistes a été contraint de vivre en clandestinité pendant plusieurs mois car étant recherché par des hommes en uniformes.
Dans cette province, trois meurtres dont des militaires sont auteurs ont été enregistrés depuis le debut de l’Etat de siège notamment le Joél Musavuli, tué avec son épouse le 14 Aout 2021 à Biakato, Chadrack Sengi tué le 9 juillet 2022 à Irumu et Fidèle Kitsa lâchement abattu en fevrier 2024 à Takumanza toujours tours dans la province de l’Ituri. En cela s’ajoute près d’une dizaines des cas d’incursions armées aux domiciles des journalistes dans cette province et un cas cas de kidnapping d’un journaliste notifié en ville de Bunia.
En plus de ce tableau sombre du paysage médiatique de l’Ituri, l’État de siège a imposé plusieurs restrictions qui ont créées peur et frustration aux acteurs de la presse. Les journalistes, qu’ils soient hommes ou femmes, ont été confrontés à des couvre-feux stricts, limitant leurs déplacements, notamment la nuit, et les empêchant de couvrir des événements en dehors des heures autorisées. Cette limitation réduit de manière significative les possibilités de travail, en particulier dans une province où les déplacements en zones de guerre sont souvent essentiels pour rapporter des informations en temps réel.
De plus, l’interdiction de relayer certaines informations, notamment sur des bilans des affrontements, les mouvements groupes armés et les forces de sécurité, a exacerbé les difficultés des journalistes. Ces restrictions ont fragilisé la sécurité des journalistes et entravé la liberté de la presse, un pilier essentiel de la démocratie et de la transparence. L’État de siège a imposé des contraintes supplémentaires à la couverture de certaines questions politiques et sociales, altérant ainsi la pluralité de l’information qui circule dans cette région en crise.
Le coût psychologique
Les impacts psychologiques de l’État de siège sont particulièrement visibles chez les journalistes qui, dans ce climat tendu, se sentent de plus en plus marginalisés et vulnérables. Le psychologue Jean-Pierre Mbusa Ndungo met en évidence la situation particulière des femmes journalistes : « Dès lors que la réalité du terrain est que, dans les équipes de l’État de siège, il n’y a pas de femmes, cela a des effets psychologiques. Cette absence pèse lourdement sur leur moral et leur confiance en elles. Cette défection mentale est un obstacle majeur pour les femmes journalistes, qui peuvent se trouver isolées et sous pression constante. » Analyse-t-il.
De même, Maître Justin Matete, Coordonnateur de Forum de paix Beni, affirme que l’absence de liberté dans un tel contexte engendre une grande frustration : « Les restrictions imposées par l’État de siège entravent la liberté de la presse, et cet état de fait impacte particulièrement les journalistes dans l’exercice de leur métier. En tant que défenseur des droits humains, nous estimons que la presse ne doit pas être muselée, même en période de crise. »
Des perspectives de survie
Malgré ces nombreux défis, il existe des stratégies pour les journalistes en Ituri afin de naviguer dans ce contexte difficile. Stanley Muhindo, journaliste à la Radio Moto Oïcha, conseille : « Les journalistes doivent s’assurer de bien comprendre et appliquer les règles qui régissent leur métier. Ils doivent également faire preuve de prudence dans leurs déplacements et s’abstenir d’entrer en contact avec des personnes inconnues qui pourraient les exposer à des risques. »
Le juriste Josué Bashizi Kalalize rappelle l’importance de respecter les lois, surtout celles liées à l’État de siège : « Les journalistes, et plus encore les femmes journalistes, doivent respecter l’éthique et la déontologie pour éviter toute forme d’attaque juridique. »
L’État de siège en Ituri, tout en visant à rétablir la sécurité, a eu un impact négatif majeur sur la sécurité des journalistes. Les journalistes se trouvent confrontés à des défis importants, amplifiés par un climat de censure, de menaces physiques et d’intimidations. Les femmes journalistes, déjà confrontées à des obstacles supplémentaires dans un environnement de travail dominé par les hommes, souffrent d’une vulnérabilité accrue.
Face aux assassinats, intimidations et menaces pesant sur les journalistes en Ituri, les autorités militaires ont souvent réagi par une posture défensive et parfois des justifications de la répression en cours. Bien que les autorités aient affirmé leur volonté de rétablir la sécurité dans la province, leurs réponses aux attaques contre les journalistes ont souvent été insuffisantes, voire inexistantes. Les cas d’agressions physiques et de meurtres de journalistes ont été largement ignorés ou minimisés, et les enquêtes sur ces crimes demeurent floues et sans véritables suites. Au lieu de protéger les journalistes, les autorités militaires ont parfois été perçues comme complices ou responsables de la violence, notamment en raison des menaces émanant des forces de l’ordre elles-mêmes. Cette inaction ou la répression renforcée a accentué un climat de peur, rendant encore plus périlleux l’exercice du journalisme dans une région où la sécurité est volatile.
Afin de protéger la liberté de la presse en Ituri et ailleurs, il est crucial que des mesures spécifiques soient mises en place pour protéger les journalistes et garantir qu’ils puissent exercer leur profession de manière indépendante et en toute sécurité, même en période de crise. Les professionnels journalistes doivent pouvoir continuer à informer la population et jouer leur rôle de vigie, sans craindre pour sa sécurité.
JKK